En se lançant dans une exégèse relativement alambiquée du verset coranique LXXIII, 20, le Shaykh al-Islam semble ensuite vouloir souligner le caractère inévitable de la multiplicité manifeste dans la communauté musulmane, avec ses hauts et ses bas. Si je le comprends bien, il semblerait même vouloir dire que rien n’est jamais seulement noir ou blanc. Quoi qu’il en soit de toutes ces nouveautés qu’il dénonce, les Musulmans qu’il vise de son propos ne font pas que des choses horribles, interdites : selon lui, leurs « affaires » comprennent aussi des choses autorisées ou commandées par la religion. Cela dit, Ibn Taymiyya se doit bien sûr de réaffirmer l’obligation canonique de la commanderie du bien et du pourchas du mal. Plus intéressante encore que le fait qu’il en parle alors est la manière même dont il les évoque. Il n’exige de les mettre en œuvre que « dans la mesure du possible » et précise qu’ils ne sont plus « Légitimes » (mashrū‘), conformes à la Sharī‘a, quand les effets en sont pires que la situation à laquelle on tente de remédier par leur biais. Dans ce texte comme en d’autres, le pragmatisme du mufti damascain est manifeste et, pour lui, les outils premiers de l’engagement socio-religieux sont la pondération et la souplesse. La manière la plus indiquée d’éviter une situation gravement corrompue est parfois d’en supporter une autre qui l’est moins. Ibn Taymiyya l’écrit par ailleurs, ainsi que clairement indiqué par le Prophète, « renouer de bonnes relations » (iṣlāḥ dhāt albayn) est d’un degré plus éminent même que certaines des obligations centrales de l’Islam, dont la prière ou, en l’occurrence, commander le convenable et interdire le répréhensible. La conclusion du théologien est une éclatante profession de salafisme vrai. Quel que soit l’intérêt prétendûment « prépondérant » que d’aucun trouvent aux fanfares militaires et autres nouveautés, la voie des Anciens lui apparaît « plus parfaite en toute chose », non seulement en matière de culte mais dans les affaires de gouvernement: jihād, émirat, politiques, justice pénale, finances. Ce salafisme est cependant largement tempéré de réalisme. Ainsi qu’expliqué dans le Coran et la tradition prophétique, ce qui est attendu des Musulmans, c’est à vrai dire de tendre vers l’idéal en en mettant en œuvre ce dont ils sont capables, c’est-à-dire en faisant leur possible. La réaffirmation inconditionnelle de la norme n’a de sens en Islam qu’accompagnée d’une ouverture tout aussi grande à la faiblesse humaine. Tel que compris par Ibn Taymiyya, le véritable salafisme est à la fois fidélité à un âge d’or révolu et générosité, miséricorde vis-à-vis du présent.